21 novembre 2019
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Presque un siècle après sa mort, Auguste Escoffier, grand chef de la fin du XIXe siècle, continue d’inspirer les cuisiniers du monde entier. David Brunat dresse un portrait éloquent et humain de l’homme derrière l’« empereur des cuisines ».
Ancien élève de l’École normale supérieure et de Sciences Po Paris, David Brunat a été membre du cabinet de plusieurs ministres. Par ailleurs écrivain et conseiller en communication, il a publié ENA Circus (éd. du Cerf, 2018).
Il est co-auteur avec Elodie Polo Ackermann de Auguste Escoffier, la Vie savoureuse du roi des cuisiniers (Flammarion, 2019).
Vous rapportez cette phrase du grand chef, « La cuisine est une science et un art, et l’homme qui met tout son cœur à satisfaire son semblable mérite d’être considéré », Auguste Escoffier a-t-il donné ses lettres de noblesse à la cuisine française contemporaine ?
Il a non seulement donné ses lettres de noblesse à la cuisine française en la faisant connaître et triompher dans le monde entier, notamment en formant des centaines de cuisiniers français dans les meilleures tables de la planète et en s’imposant comme un formidable ambassadeur des produits français ; mais il s’est également employé à faire reconnaître dans sa noblesse et sa grandeur le métier de cuisinier, qui ne jouissait pas jusque-là d’un grand prestige social.
C’est le premier chef « star ».
Même si Talleyrand avait déclaré pendant le Congrès de Vienne que les chefs étaient plus importants que les diplomates pour faire avancer les négociations, les gens de cuisine étaient à peu près considérés comme des domestiques.
Tout change à l’époque d’Escoffier, et en partie grâce à lui. C’est le premier chef « star ». Il réclame le respect pour les professionnels des cuisines, dépositaires d’un savoir-faire digne d’estime voire d’admiration. En même temps, il impose une étiquette, exige de ses collaborateurs de la tenue, améliore significativement les conditions de travail, rationalise la vie en cuisine, etc. Avec lui, les professionnels de la cuisine quittent pour ainsi dire la roture et le labeur obscur pour former une nouvelle aristocratie.
Depuis lors, les grands chefs prétendent au statut d’artiste, revendiquent leur appartenance à une élite. L’historien Pascal Ory dit qu’Escoffier est « le symbole du chef artiste qui fait une cuisine signée ». Et une cuisine qui constitue l’une des plus belles expressions de la « distinction française ».
Auguste Escoffier a introduit de nombreuses innovations dans sa cuisine, était-il un chef moderne ?
Il peut être considéré comme le père de la gastronomie moderne. On lui doit l’invention de la brigade de cuisine, une organisation devenue un standard qui n’a jamais été remis en cause et qui continue à régir les grandes tables du monde entier. Le dressage, l’allègement des sauces, la simplification des menus, l’attention portée à la diététique et aux équilibres alimentaires, la promotion des terroirs et des produits authentiques, sans oublier la starification des chefs ou la conclusion de partenariats avec l’industrie agroalimentaire, comme quand Escoffier a collaboré avec Maggi pour la mise au point du Bouillon Kub : tout cela est en partie son œuvre et son héritage.
C’était un esprit profondément moderne, en mouvement, révolutionnaire à certains égards.
Bien qu’attaché aux traditions et inscrivant son action dans les pas de ses grands devanciers comme Antonin Carême, Jules Gouffé ou Urbain Dubois, il allait toujours de l’avant. C’était un esprit profondément moderne, en mouvement, révolutionnaire à certains égards. Il avait vraiment foi dans l’avenir. « D’autres viendront demain qui reprendront notre œuvre, qui la remanieront, qui la transformeront pour l’adapter à des besoins nouveaux », écrivait-il dans le Livre des menus (1912). Un modernisateur génial et un ardent moderniste !
Il est un des plus grands artisans du rayonnement de la cuisine française dans le monde, le « style Escoffier » rayonne-t-il encore ?
L’association internationale des Disciples d’Escoffier compte plus de 30 000 membres à travers le monde. Le style Escoffier, c’est un esprit, une certaine idée de la cuisine - surtout française - et de la société, c’est aussi un patrimoine professionnel littéraire : le Guide culinaire, paru en 1902, reste une référence absolue. Réédité maintes fois, traduit dans de nombreuses langues, c’est la bible des chefs et des gastronomes. Bien sûr, des années après sa mort, certains se sont employés à déboulonner la statue du patriarche, notamment dans les débuts de l’ère « nouvelle cuisine ». Mais en s’opposant à cette figure tutélaire qui avait d’ailleurs toujours proclamé que la cuisine serait appelée à évoluer et à se transformer après lui, ils lui rendaient hommage d’une certaine façon. Escoffier demeure immensément populaire, notamment dans le monde anglo-saxon ou au Japon.
Le style Escoffier, c’est le contraire de l’esprit de dogme et de système. C’est une sorte d’état de grâce en cuisine.
Le style Escoffier, c’est aussi un hymne à la liberté et à la créativité permanente. Thierry Marx le rappelle parfaitement dans la préface de notre livre : « Cet homme, qui s’opposait à toute opposition entre tradition et innovation, refusera toute sa vie d’être le chef de file d’un courant, voire d’être le gardien du temple d’une quelconque idéologie culinaire. »
Le style Escoffier, c’est le contraire de l’esprit de dogme et de système. C’est une sorte d’état de grâce en cuisine.
On connaît moins bien son engagement, profondément chrétien, pour les nécessiteux. Comment ce chef qui a servi les plus grands, dans le luxe des palaces, s’implique-t-il auprès des plus pauvres ?
Escoffier est né dans une famille de catholiques pratiquants et n’a jamais dévié de la foi de ses pères. Il n’avait rien d’un bigot mais c’était un homme pénétré des principes de la religion chrétienne. L’étiquette de « catholique social » convient bien à ce conservateur sur le plan politique mais aux idées larges et innovantes en matière sociale. Il est connu pour avoir aidé les Petites Sœurs des Pauvres en leur distribuant les surplus des fourneaux lorsqu’il officiait dans les cuisines du Savoy puis du Carlton à Londres, et il n’hésitait pas à l’occasion à financer de sa poche un projet charitable. Une anecdote le décrit bien : pour son jubilé professionnel, en 1909, ses proches avaient organisé une souscription et recueilli une belle somme qu’ils destinaient à l’achat d’une œuvre d’art ; mais en guise de cadeau, il préféra donner ladite somme à une maison de retraite pour cuisiniers !
Il n’a jamais oublié ses origines et est demeuré humble malgré son immense célébrité.
Escoffier a par ailleurs écrit quelques années avant la Grande Guerre un livre étonnant et avant-gardiste, intitulé Projet d’assistance mutuelle pour l’extinction du paupérisme, qui jette certaines bases de la protection sociale et du système de retraite contemporain. Un précurseur de la Sécu et du Secours populaire ! Pour la petite histoire, il dédia cet ouvrage à Gaston Calmette, le directeur du Figaro, avec qui il avait eu plusieurs échanges sur la « question sociale ».
Enfin, ce familier des milliardaires et des grands de ce monde s’est soucié du sort et de l’alimentation des plus modestes en consacrant plusieurs ouvrages à des plats accessibles et des produits bon marché tels que le riz ou la morue. Il s’est aussi intéressé aux petites tables et restaurants d’auberge de France et pas seulement aux luxueux palaces internationaux. Issu d’un milieu modeste, il n’a jamais oublié ses origines et est demeuré humble malgré son immense célébrité.
André Gide dit qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments et il a certainement raison ; mais dans le domaine de l’art culinaire, c’est une autre histoire ! Le partage et les qualités du cœur jouent un rôle et donnent à l’assiette une sorte de supplément d’âme et de saveurs. La gastronomie selon Escoffier est un humanisme, empreint de créativité et de générosité. Et par là même une des clés du bonheur. C’est là, certainement, l’une de ses plus belles leçons.
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